Voila une anecdote reçue hier de la part d'une galerie parisienne concernant L'angelus de Millet et Dali, je ne sais pas si vous la connaissez donc je vous la partage
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Pour rester près de vous et vous aider à patienter, j'ai pensé à partager ici une anecdote remontant à mes études d'Histoire de l'Art, à Rennes. À l'époque, elle m'avait fasciné et m'avait révélé un aspect inattendu de la condition d'artiste.
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On parle souvent de la "sensibilité des artistes". Il est vrai qu'ils possèdent une sensibilité particulière, qui n'appartient peut-être qu'à eux. Quand on parle de sensibilité aujourd'hui, dans notre société "techno-scientifique industrielle et commerciale", le terme pourrait presque paraître péjoratif. Être sensible, aujourd'hui, peut être perçu comme une preuve de faiblesse. À mon sens, il n'en est rien. Au contraire. Être doué de sensibilité, c'est être capable de percevoir des choses que le commun des mortels ne peut percevoir. C'est être capable de voir au-delà de la surface des choses. Et donc, de saisir le monde et la réalité au-delà de ce que les autres sont capables de percevoir. Et la réaction très forte de Salvador Dali, face au célèbre Angélus de Millet me semble le prouver.
Aucun tableau n'est peut-être plus emblématique du milieu du XIXè siècle que celui-ci. Éxécuté vers 1857-1859 et conservé au Musée d'Orsay, il représente une scène champêtre. Au coucher du soleil, dans un champ s'étendant jusqu'à l'horizon, se tient un couple de paysans. L'homme se trouve sur la gauche. La femme est sur la droite. Tout en faisant face au spectateur, ils sont légèrement tournés l'un vers l'autre. L'homme a retiré son chapeau. Leurs mains sont jointes et leurs têtes sont baissées. Ils prient. Sur la gauche du tableau, près de l'homme, se trouve une fourche, plantée dans la terre. Sur la droite, derrière la femme, apparaît une brouette contenant plusieurs sacs de chanvre. Enfin, entre l'homme et la femme apparaît un panier d'osier. Il contient sans doute des pommes de terre, qu'ils viennent de déterrer. Le soleil, qu'on devine seulement car il semble se trouver hors du champ de vision, est bas sur l'horizon. Et en arrière plan, tout au bout du champ, sur la ligne d'horizon, se dessine un village. C'est un village traditionnel français, typique de nos campagnes. Et au milieu du village, se détache le clocher d'une église: une véritable image d'Épinal.
Le titre du tableau apporte un élément supplémentaire à la compréhension de la composition: L'Angélus. L'angélus, c'est une prière de dévotion en l'honneur de l'incarnation du Christ que, traditionnellement, l'on récite le matin, à 6h00, ou le soir, à 18h00. Ce titre confirme donc l'attitude recueillie de notre couple de paysans. Et ainsi, nous voici totalement fixés sur le sens du tableau de Millet.
C'est le soir. C'est sans doute la fin d'une longue journée d'un dur labeur. Et, une fois les sacs de pommes de terre déposés sur la brouette, le couple de paysans s'apprête à rentrer au village. À ce moment sonne l'angélus et, bons Chrétiens, l'homme et la femme s'arrêtent pour remercier le Ciel pour le fruit de leur labeur. Ils ne demandent rien de plus. Ils souhaitent seulement que demain soit identique à aujourd'hui et à hier. Ils sont l'incarnation d'une foi paisible, du respect du travail, de la bonhommie et du bon sens paysan.
Pour toutes ces qualités, que les critiques et les spectateurs prêtèrent à L'Angélus, ce tableau devint une oeuvre emblématique. Au tournant du XIXè siècle, alors que la mécanisation naissante commence à provoquer un exode rural qui vide les campagnes pour remplir les villes, alors que dans celles-ci, s'entassent les ouvriers et que les "rouges" se montrent de plus en plus turbulents et inquiétants, les paysans de L'Angelus rassurent. Leur quiétude, leur bonhommie, leur respect de l'ordre établi et de la foi apparaissent comme les garants d'un ordre social et d'une morale qui semblent alors menacés. Dès lors, ce tableau est mis en avant et fait l'objet d'un veritable culte.
En France, jusqu'à une époque récente, il était quasiment impossible de visiter la moindre ferme, la moindre maison, le moindre logement populaire sans tomber sur une reproduction du célèbre tableau : gravures, pots à tabac, assiettes décoratives, tapisseries, cartes postales, affiches, boites d'allumettes illustrées et j'en passe... Aucun tableau du XIXè siècle n'a sans doute été plus reproduit que celui-ci. "L'Angélus de Millet", souvent désigné ainsi, d'une seule traite, comme si c'était son titre, était partout ! Il est possible d'imaginer que sa diffusion entendait à la fois rassurer et promouvoir les valeurs traditionnelles : celles-là même dont on espérait qu'elle assureraient au pays son fonctionnement, son développement raisonné et sa prospérité. En bref, promoteur des valeurs familiales et chrétiennes, L'Angelus s'était vu attribuer un statut d'étendard de la France traditionnelle.
Et pourtant...
Bien plus tard, je crois que c'était dans les années 1960, lorsqu'il découvrit L'Angélus, le célèbre peintre catalan Salvador Dali éprouva un véritable choc.
Pour lui, le sujet de L'Angélus n'était pas du tout ce qu'imaginait le commun des mortels. Ce qu'il voyait, quand il regardait ce tableau pourtant archi-connu de tous, c'était... l'enterrement d'un enfant !
Mais comment ?! Monsieur Dali a perdu la tête ! De quel droit cet individu, au prétexte qu'il se drape dans son pseudo-statut d'artiste, peut-il remettre en cause l'un des symboles de notre beau pays ?!
Pourtant, Dali était sûr de lui. Il n'en démordit pas. Il était persuadé qu'il avait raison et il entendait le démontrer. C'est ainsi qu'il alla trouver les conservateurs du Louvre (avant l'inauguration d'Orsay, en 1986, L'Angelus était conservé là-bas) et proposa de financer lui-même la radiographie de l'œuvre. Jusqu'alors, à ma connaissance, un tel examen n'avait jamais été pratiqué sur un tableau et l'on imagine les difficultés que l'artiste rencontra probablement auprès des responsables du grand musée.
Et là, à la surprise générale, la vérité apparut au grand jour !
Sous la couche picturale visible, les radiographies mirent en évidence la présence d'une caisse, de la taille et de la forme d'un cercueil d'enfant. Pour une raison inconnue, l'auteur de L'Angélus avait initialement peint ce caisson et, changeant d'avis, il l'avait ensuite dissimulé sous un repentir et, ainsi, avait totalement changé le sens du tableau.
Ainsi, Salvador Dali avait raison. Et soudain, le sens complet de L'Angélus fut remis en cause. Non, le tableau n'était plus la célébration de la simplicité paysanne, mais l'évocation, terriblement triste, de l'enterrement, sans doute clandestin, d'un enfant. Que s'était-il passé ? Pourquoi Millet avait-il modifié son tableau ? Et surtout : comment Dali avait-il pu pressentir la vérité ?
Les historiens de l'Art se mirent au travail. Et, sans doute dans les archives de l'atelier de Millet, sans doute dans sa correspondance, ils découvrirent la vérité.
Mes souvenirs sont lointains, mais voici ce dont je crois me souvenir. Je vous laisserai vérifier cette partie par vous-même.
Millet aurait reçu une commande d'un client américain. Il exécuta donc la première version de L'Angélus. Mais quand le client découvrit le tableau avec le "cercueil", il refusa la commande et Millet dut conserver sa toile dans son atelier. Nous sommes donc en 1857. Deux années passent. Et voici qu'en 1859, un critique visita l'atelier. Comme il m'arrive de le faire avec les artistes de la Galerie Taménaga, il fit un tour des toiles exposées et, sans doute, de celles retournées contre les murs. Et là, il découvrit la première version de L'Angélus : oeuvre pour le moins triste et peu commerciale. Toujours est-il que le critique donna un conseil à Millet, que nous pouvons imaginer ainsi: "Hé ben, dites-donc, il est pas très gai, votre tableau, là ! Je suis pas surpris qu'il l'ait refusé, votre Américain ! Virez-moi ce sarcophage et collez donc un panier de patates à la place : ça sera plus vendeur !" Ce que fit Millet.
Quelque temps plus tard, retouché et portant son titre définitif (L' Angelus, donc), le tableau fut acquis. Et, jusqu'à la visite de Dali et son étonnante prémonition, il devint et demeura l'emblème pictural de tout un pays et de toute une époque.
Comment Dali avait-il pu ressentir si fortement la vérité ? Comment avait-il pu voir avec le coeur ce que ses yeux lui cachaient ?
Grâce à sa sensibilité.
Enfant, Dali avait perdu un frère. Et l'enfant avait été enterré. Il en avait sans doute conservé une sensibilité - extraordinaire pour le commun des mortels, mais commune pour les artistes - qui lui permettait de voir au-delà de ce que le regard permet de voir et de ressentir au-delà de ce que la raison perçoit.
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