Un autre article à propos de "La Madone au fuseau" qui a connu une histoire rocambolesque"
Je regardais une émission sur la Renaissance européenne je crois samedi dernier et c'est vrai : comme le disait le présentateur, dans les Madone à l'Enfant, pourquoi les peintres qui on se le doute savaient un peu dessiner, peignaient des petits Jésus aussi euh, à leur désavantage pour ne pas dire moches?
La mystérieuse odyssée de « La Madone au fuseau »
Par Roxana Azimi - Le Monde
Publié le 25 octobre 2019
Actuellement exposée au Louvre, parmi d’autres œuvres de Léonard de Vinci, la toile a connu un destin rocambolesque. Surtout, les experts se divisent quant à son authenticité, alimentant le mystère autour du génie italien.
« La Madone au fuseau » appartenant au duc de Buccleuch est estimée à 50 millions d’euros. Robert Ormerod pour M Le magazine du Monde
Richard Scott est un aristocrate très décontracté. Le dixième duc de Buccleuch (prononcer « Bucklooo »), 65 ans, accueille ses invités d’un grand « Helloooooo ! », qui sait mettre à l’aise. Le rire est franc, la poignée de main chaleureuse. Rien à voir avec le cliché d’une vieille noblesse britannique amidonnée et corsetée. Une élégance appréciable lorsqu’on est enfin parvenu à Drumlanrig, son impressionnant château fort couleur brique du sud-ouest de l’Écosse, après un trajet en avion et en train, puis en voiture à travers une dense forêt.
Le duc, qui, enfant, était page d’honneur de la reine mère Elizabeth, se trouve aujourd’hui deuxième plus gros propriétaire terrien de Grande-Bretagne, avec 110 000 hectares (six fois la forêt de Fontainebleau). Il a beau ne pas adorer le protocole, il est quand même très pressé : ses petits-enfants l’attendent.
Aussi, d’un pas rapide, il nous entraîne dans les dédales d’une demeure du XVIIe siècle, signalant ici un meuble Boulle, dont un pendant existe au Getty, là un fabuleux portrait par Rembrandt, bientôt envoyé au Rijksmuseum, à Amsterdam. Quelques salles d’apparat plus loin, nous voici dans un escalier en bois sombre, rehaussé de peintures de Hans Holbein et de Murillo, et dominé par un lustre de 58 kilos d’argent.
Volée en plein jour
« Il était là ! », lance d’un coup le duc, pointant du doigt un portrait, celui du prince Jacques Vendôme par Jean Perréal. Une toile honorable, mais sans grande valeur. Jusqu’au début des années 2000, en lieu et place de ce panneau du début du XVIe siècle, un autre petit tableau de la même époque, mais autrement plus précieux, dominait : La Madone au fuseau, attribué à Léonard de Vinci. L’œuvre était entrée dans la famille Buccleuch en 1767, à la faveur d’une dot. Restée tranquillement dans le giron de la famille, elle connaîtra un sort rocambolesque en 2003 : volée en plein jour, elle fut miraculeusement retrouvée quatre ans plus tard. Elle est désormais en lieu sûr, laissée en dépôt au Musée national d’Écosse, à Édimbourg.
Mais, ces temps-ci, elle est à Paris, au Louvre, dans l’exposition consacrée au génie florentin. L’événement est rare tant il est difficile de faire voyager, d’exposer et d’assurer des œuvres de Vinci. Pourtant, elle est là, dans le musée parisien. Les visiteurs voient la Vierge qui tente de tirer le fil de laine, l’Enfant Jésus dans ses bras saisissant en riant le dévidoir en forme de croix, comme une prémonition de sa passion future.
Elle est entourée de plusieurs toiles que détient le Louvre, notamment La Belle Ferronnière, le dessin de L’Homme de Vitruve et le Saint Jérôme issu du Vatican. Des œuvres qui attirent tant le public que le Louvre a mis en place une billetterie en ligne pour éviter l’engorgement escompté. Car le seul nom de Vinci est synonyme de blockbuster – près de 324 000 visiteurs en 2011 pour l’exposition à la National Gallery, à Londres.
L’artiste, dont on fête cette année le 500e anniversaire de la mort, n’est pas un peintre de la Renaissance comme les autres. Il est rare : on lui connaît quantité de dessins, mais seulement une quinzaine de tableaux de sa main. Vinci a inventé un style — forme serpentine et estompage des contours, le fameux sfumato. Mais, surtout, Vinci a été, est et restera le prototype de l’homme moderne. Peintre d’avant-garde, bien sûr, mais également philosophe prémonitoire et scientifique précurseur, auteur de portraits de cour le matin et de machines de guerre le soir. Ainsi est-il devenu un artiste dont le mystère n’en finit plus de faire gloser les historiens. Chaque (re) découverte d’une œuvre, réelle ou supputée, rend fébriles les collectionneurs. En 2017, son Salvator Mundi, au regard impavide et à l’attribution contestée, s’est adjugé pour 450 millions de dollars. Un record pour une œuvre d’art toutes catégories confondues !
Assurée 50 millions d’euros
La Madone au fuseau du duc de Buccleuch ne prétend sans doute pas à de tels sommets. Sa valeur d’assurance se situerait autour de 50 millions d’euros, à croire certains spécialistes. Mais elle est, avec Salvator Mundi, l’une des seules toiles du maître dans des mains privées. Ce qui fait d’elle l’un des chapitres de la folle histoire de Léonard de Vinci, cet artiste qui, plus encore que ses contemporains Botticelli ou Raphaël, déclenche les passions.
Richard Scott se souvient ainsi que son père, le neuvième duc de Buccleuch, avait pour habitude de trimballer cette « touche personnelle » au gré des saisons, d’une demeure seigneuriale à l’autre, Drumlanrig, où ils prenaient leurs quartiers d’automne, le pavillon de chasse de Bowhill, dans le sud de l’Écosse, et, enfin, dans leur résidence d’été, la demeure de style très versaillais de Boughton, dans le centre de l’Angleterre. « C’est une famille catholique, qui traitait le tableau comme un tableau de dévotion », précise Martin Kemp, éminent spécialiste de Vinci et professeur à l’université d’Oxford. Et d’ajouter : « Je suis un ancien gauchiste, je n’ai aucune raison d’aimer l’aristocratie, mais je dois avouer qu’ils étaient exemplaires. Ils veillaient sur ce tableau comme sur la prunelle de leurs yeux. »
Le château de Drumlanrig, propriété écossaise du duc de Buccleuch. C’est là que « La Madone » a été exposée pendant plus de quinze ans, avant d’être volée en 2003.
Le château de Drumlanrig, propriété écossaise du duc de Buccleuch. C’est là que « La Madone » a été exposée pendant plus de quinze ans, avant d’être volée en 2003. Robert Ormerod pour M Le magazine du Monde
En prenant toutefois quelques libertés avec sa manutention…
« On le mettait à peine emballé dans le coffre d’une voiture, le plus simplement du monde, raconte Richard Scott, et on le posait sur un chevalet à notre arrivée dans l’un des châteaux. » Pendant les années 1980, le duc John décrète qu’il faut l’accrocher dans un seul lieu, à Drumlanrig. Pour mieux le protéger, pense-t-il.
La toile ne bouge pas. Jusqu’au 27 août 2003, jour où ni le duc ni son fils ne sont au château. Comme tous les étés, celui-ci ouvre à 11 heures aux visiteurs qui, moyennant la somme de 6 livres sterling (7 euros), ont droit à une visite guidée.
Mêlés aux touristes se trouvent deux grands lascars, auxquels personne ne prête attention. Arrivés dans la cage d’escalier, ils sortent une hache, cassent le coffre vitré de protection du tableau, avant de s’échapper par une porte-fenêtre, rejoignant un complice garé dans une vieille Golf blanche. « Ils connaissaient visiblement les lieux, savaient que cette porte-fenêtre s’ouvrait, suppute le duc Richard. Le tout n’a duré que cinq minutes. »
L’alerte est immédiatement lancée, le signalement envoyé aux ports et aux aéroports. Deux hélicoptères survolent la région. En vain. Des mois durant, le duc John broie du noir. Bien que davantage passionné par la collection de portraits miniatures et les meubles français du XVIIIe siècle, son fils partage sa peine. « Quand vous avez de tels trésors, vous vous sentez responsable », confie-t-il.
Surveillée au musée
La consternation touche le milieu de l’art : à peine de 5 à 10 % des œuvres d’art volées sont retrouvées. La pègre a pour habitude d’utiliser de tels trophées comme monnaie d’échange. Une récompense substantielle, dont le montant n’est pas divulgué mais qui selon un expert de la compagnie d’assurances Lloyd’s se chiffrait en centaines de milliers de livres sterling, est offerte pour toute information permettant de retrouver La Madone.
« Lorsque j’ai vu “La Madone” sans cadre, sans verre, juste nue, j’ai senti un frisson dans la nuque. » Richard Scott, propriétaire de l’œuvre
En 2007, un avoué de Glasgow, Marshall Ronald, se signale auprès de la compagnie d’assurances. Deux détectives privés de Liverpool, Robbie Graham et Jack Doyle, ont eu vent qu’un « homme d’affaires » l’avait reçue en caution pour un deal immobilier de 700 000 livres sterling (812 560 euros) et qu’il était prêt à la rendre à son propriétaire, en échange de cette somme. Marshall Ronald, qui joue les intermédiaires, réclame au duc la somme de 4,25 millions de livres sterling (4,93 millions d’euros). La police arrête les trois hommes, qui seront finalement blanchis au terme d’un procès en 2010 : ils n’étaient ni voleurs ni hommes de main, mais de simples intermédiaires, sans doute trop naïfs ou trop gourmands.
La Madone au fuseau est laissée en transit au Musée national d’Écosse, auscultée par l’équipe de restaurateurs. Miracle : elle n’a subi qu’une minuscule abrasion dans la partie inférieure. Richard Scott se rend au chevet de l’œuvre, en tant que nouveau chef de la famille Buccleuch – son père est mort trois semaines plus tôt, sans revoir son tableau chéri. Il se souvient : « Lorsque je l’ai vu sans cadre, sans verre, juste nu, j’ai senti un frisson dans la nuque. »
Aussitôt, toutefois, un autre frisson, de terreur cette fois, le saisit : et si le panneau était encore une fois volé ? Pour éviter un nouveau drame, la famille trouve plus sage de laisser La Madone en dépôt à long terme au Musée d’Édimbourg. D’autant que l’institution, qui en assure la garde, paie aussi désormais l’assurance, qu’on imagine coquette…
La Madone, au Musée national d’Écosse, à Édimbourg, en août. L’établissement a pris en charge la surveillance et la valeur d’assurance de la toile.
La Madone, au Musée national d’Écosse, à Édimbourg, en août. L’établissement a pris en charge la surveillance et la valeur d’assurance de la toile. Robert Ormerod pour M Le magazine du Monde
Depuis 2008, donc, le public peut voir gratuitement ce petit panneau, accroché dans la toute première salle aux murs rouges, à côté d’une spectaculaire Vierge à l’enfant de Botticelli et non loin d’autres grands noms de la Renaissance, Raphaël et le Titien. Lui seul, pourtant, jouit d’un dispositif de sécurité renforcé. Parce qu’il s’agit d’un prêt d’une famille influente. Parce qu’il a déjà été dérobé.
Mais aussi parce que des spécialistes du monde entier viennent le contempler et l’examiner. Car, voilà, l’authenticité de cette Madone au fuseau fait débat. Si d’autres tableaux de Vinci, comme La Dame à l’hermine ou La Madone à l’œillet, ont été les objets d’âpres discussions entre les experts avant de faire consensus, La Madone au fuseau divise encore. Car il en existe une version, quasi siamoise, dite « La Madone de Lansdowne », du nom de son dernier propriétaire connu – l’actuel propriétaire étant secret. Aussi Vincent Delieuvin, co-commissaire de l’exposition du Louvre, a-t-il tenu à les exposer côte à côte, laissant grand public et spécialistes s’amuser au jeu des différences.
Peinte au plus près du maître
C’est à la chute des Sforza, à Milan, en 1499, que Vinci aurait reçu la commande de Florimond Robertet, conseiller du roi français Louis XII, d’une Madone au fuseau. La même année, au retour des Sforza, le peintre prend la fuite pour Rome, Venise et enfin Florence. Le souvenir du tableau disparaît jusqu’à la fin du XIXe siècle. Pas moins de quarante-cinq copies seront répertoriées, mais seules deux retiennent l’attention des historiens d’art : celle de Buccleuch et celle de Lansdowne.
S’agit-il de deux versions d’atelier en partie peintes sous son contrôle ? D’un original et d’une copie ? Ou encore de deux originaux réalisés en parallèle ?`
« La Buccleuch » est dans son jus, sur son panneau d’origine, avec un vernis jaune qui accentue le sfumato. « La Lansdowne » a été plusieurs fois restaurée et en a souffert.
C’est l’option que retient Martin Kemp. À son avis, l’une des deux versions aurait été envoyée à Florimond Robertet, tandis que l’autre serait restée en possession de Salai, le plus proche élève et amant de Vinci. Une thèse qu’accréditent les habitudes du peintre. Le génie toscan peaufinait inlassablement ses compositions.
Pour explorer plusieurs alternatives, il travaillait parfois ses projets sous une forme duelle comme en attestent les deux versions de La Vierge au Rocher, conservées au Louvre et à la National Gallery.
Soit, mais laquelle des deux Madones serait la plus « léonardesque » ? Difficile à dire. « À mon avis les deux tableaux ont autant d’intérêt l’un que l’autre, avec des qualités et des défauts différents, avance prudemment Vincent Delieuvin, conservateur au Louvre. Tous deux ont été peints ensemble, au plus près du maître. » Certaines différences sont frappantes. « La Buccleuch » est dans son jus, sur son panneau d’origine, avec un vernis jaune qui accentue le sfumato. « La Lansdowne » a été plusieurs fois restaurée et en a souffert. Le paysage alpin bleuté de cette version est en revanche conforme aux habitudes du maître, tandis que le décor de « La Buccleuch » est bien trop médiocre pour lui être attribué.
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Cinzia Pasquali, qui s’est occupée de la restauration de la Sainte Anne du Louvre, a longtemps cru que les deux versions se valaient. Mais, depuis qu’elle a restauré celle de Lansdowne, en 2017, elle lui donne sa préférence. « Le dessin préparatoire révélé par infrarouge est plus fin, réalisé à la main libre, détaille-t-elle, alors que la version Buccleuch est un report schématique
à partir d’un calque. Les pigments bleus contiennent du lapis-lazuli – une caractéristique du maître – et le traitement des visages et des cheveux est plus proche de la technique de Léonard. »
Directeur du Fitzwilliam Museum, à Cambridge, Luke Syson ne jure en revanche que par la version Buccleuch, au point de ne pas avoir emprunté celle de Lansdowne pour l’exposition de la National Gallery, dont il était commissaire. Sans être aussi catégorique, Aidan Weston-Lewis, conservateur en chef à la Galerie nationale d’Édimbourg, pense aussi que la version écossaise est plus proche des intentions du maître. « Le panneau est sur noyer, précise-t-il, un bois qui n’est jamais utilisé à Florence mais dans le nord de l’Italie, ce qui suggère que Vinci s’y est attaqué probablement quand il était encore à Milan et l’a transporté à Florence. » Quant à l’éventualité de trouver un jour des documents éclairant l’historique de La Madone au fuseau, il n’y croit pas davantage que les historiens. « Ça restera un secret d’atelier », sourit Vincent Delieuvin.
Menacée par les réformes
Richard Scott n’ignore rien des débats, mais refuse de se positionner. « C’est formidable qu’il existe deux Léonard plutôt qu’un seul. » Le descendant d’une lignée qui a résisté à nombre de bouleversements historiques ne perd pas son calme pour si peu.
« Je préfère céder des terres que des œuvres ! Vendre, c’est rompre l’histoire du goût et l’intégrité d’une collection. » Richard Scott
Une controverse d’une autre nature pourrait d’ailleurs se révéler plus angoissante : la réforme agraire prévue par le gouvernement écossais. La formation menée par Nicola Sturgeon, du Parti national écossais, marqué à gauche, souhaite réduire la mainmise sur le territoire écossais de quelques familles et les forcer, par des mesures fiscales, à vendre des biens. Et les Buccleuch sont en ligne de mire, eux qui ont gardé leurs terres et fait fructifier leurs activités dans un conglomérat comprenant notamment des forêts, du foncier urbain et une usine d’agroalimentaire. Selon The Sunday Times, leurs actifs pèseraient plus de 200 millions de livres sterling (232 millions d’euros).
Par le passé, les aristocrates aux abois ont pris l’habitude de se défaire de leurs œuvres afin de regarnir leur trésorerie. Pour « rééquilibrer ses investissements », le duc de Sutherland a vendu en 2008 deux Titien à la nation pour la somme de 95 millions de livres (110 millions d’euros).
Des années 1920 aux années 1950, les Buccleuch aussi ont liquidé quelques biens, notamment une toile de Rembrandt et un grand paysage de Rubens. Mais le dixième duc de Buccleuch est ferme. Pourrait-il vendre son Vinci ? « Jamais, je préfère céder des terres que des œuvres ! » Et d’ajouter : « Vendre, c’est rompre l’histoire du goût et l’intégrité d’une collection constituée depuis des siècles. »